Mail reçu le 3 mars 2009
Un peu long mais intéressant
Je l'ai mis en deux posts car trop long
Bonne lecture
************************
Objet : [Diffparis1] Réponse à Laurent Greilsamer et Philippe Jacqué sur
Charte de bonne conduite vis à vis du journal Le Monde
Messieurs Laurent Greilsamer et Philippe Jacqué
Copie :
1) Mesdames et Messieurs les journalistes du journal Le Monde ;
2) listes de discussions [Diffparis1], [PROFS-SUP], [Prep.Coord.Nat],
[Débats SLR], [Forum-superieur], [ancmsp]
Vous avez répondu l¹un et l¹autre (vos messages ci-dessous en annexe 1 et 2)
à mon message d¹hier contenant une Charte de bonne de conduite vis-à-vis du
journal Le Monde ainsi qu¹une analyse sociologique détaillée de vos
publications sur le mouvement universitaire. J¹interprète vos deux réponses
comme ouvrant la possibilité d¹un dialogue. J¹y consens à la condition que
nos échanges aient lieu par email (avec les fautes de frappe que cela
autorise !) et dans la configuration de destinataires indiqués ci-dessus
(sous réserve du droit de retrait de chaque destinataire).
Le cadre de discussion
Les raisons du choix de ce cadre de discussions sont les suivantes :
1) J¹ai joué un rôle dans le déclenchement de ce mouvement universitaire
depuis l¹Appel du 12 décembre 2008
(http://www.shesp.lautre.net/spip.php?rubrique2) et la première coordination
nationale du 22 janvier 2009 à Paris 1
(http://www.shesp.lautre.net/spip.php?rubrique8) grâce à ces listes de
discussions qui réunissent environ sept milles collègues parmi les plus
mobilisés et dont l¹audience, par rediffusions de messages sur les listes
internes des universités et autres réseaux, doit être de plusieurs dizaines
de milliers de personnes. En contrepartie d¹une certaine influence dans
cette configuration, je me suis toujours interdit d¹apparaître dans les mass
médias classiques à la fois par souci d'efficacité et aussi pour respecter
le refus par ce mouvement de tout leadership personnalisé et médiatisé. Je
ne vois aucune raison de changer de ligne de conduite aujourd¹hui.
2) Cette Charte de bonne de conduite à l¹encontre du journal Le Monde est
une initiative individuelle mais qui connaît un succès d¹audience auquel je
ne m¹attendais pas. En l¹espace de 24 h ce texte a circulé sur l¹Internet
(listes et sites) à une vitesse très supérieure à celles que j¹ai pu
observer antérieurement pour d¹autres messages. Le nombre de collègues qui
s¹en sont emparés, parfois en lui ajoutant une introduction explicative pour
la diffuser à leurs listes de discussion et carnets d¹adresses est
impressionnant. Je ne vois pas d¹autre explication à cela que l¹existence,
dans l¹enseignement supérieur et à la recherche, d¹un climat d¹opinion de
profonde hostilité à l¹égard de votre journal, le signe d¹un fossé qui s¹est
creusé peut être depuis longtemps mais surtout ces derniers mois au vu de
votre traitement de nos sujets de préoccupation.
Je ne suis ni un leader ni un porte parole de ce monde et ne peut répondre à
vos interrogations qu¹à titre personnel : dans mon esprit, la Charte de
bonne de conduite à l¹encontre du journal Le Monde n¹est pas un « levier de
lobbying » comme le suppose à tord Monsieur Greilsamer dans son message. Il
est vrai que le « lobbying », décrit par la science politique contemporaine,
s¹exerce principalement en direction des acteurs gouvernementaux auquel
votre journal peut parfois être assimilé. Cependant le « lobbying » vise
également à obtenir quelque chose de son destinataire, or je n¹attends, pour
ma part, plus rien de votre journal et je crois que bon nombre de mes
collègues sont dans la même disposition d¹esprit. C¹est la raison aussi pour
laquelle je ne souhaite pas apparaître dans vos colonnes.
Le choix politique de la rédaction du Monde
La Rédaction du journal Le Monde a fait le choix politique depuis trois mois
de se construire comme un adversaire résolu du mouvement universitaire,
d¹occulter systématiquement aux yeux de ses lecteurs les raisons légitimes
de cette défense de l¹université et de la recherche : la liberté de
production et de diffusion des savoirs ; l¹indispensable pluralisme
paradigmatique dans les sciences humaines, économiques et sociales ; les
besoins de notre pays d¹investissement en recherche fondamentale ; la
démocratisation de l¹accès aux savoirs. Vous avez au contraire constamment
réduit ce mouvement, par vos choix d¹agenda et de cadrage, à des
revendications corporatistes, à un conservatisme larvé de résistance à tout
changement, à des réflexes irrationnels de frondes et des contestations
perpétuelles voir à des problèmes psychologiques d¹inquiétude ou des
phénomènes sociaux de rumeurs.
Par effet d¹osmose avec les pouvoirs politiques et économiques, vous avez
masqué l¹ampleur, sans précédent historique, de cette résistance
universitaire qui va bien au-delà de celle de 1968 tant du point de vue de
l¹unanimisme sur l¹axe gauche-droite que du nombre d¹enseignants et
chercheurs mobilisés. Et vous avez relayé avec constance les rhétoriques
gouvernementales d¹évaluation et de modulation utilisées aux seules fins
d¹économie budgétaire et de subordination politique de la pensée. Vous avez
relayé avec plus de constance que les chargés de communication des Cabinets
ministériels toutes les man¦uvres de diversion et d¹intoxication conduites
par les ministres sans couvrir les rencontres de la coordination nationale
des universités, sans rendre compte du modèle d¹enseignement supérieur et de
recherche qu¹elle défend, à travers ses motions, pour les étudiants, pour
les français et pour la démocratie. Vous n¹avez rien voulu dire des enjeux
hautement politiques qui sous-tendent la technicité des réformes du statut
des enseignants-chercheurs, de la formation des enseignants, du classement
des revues scientifiques, de l¹évaluation des carrières, de la précarisation
des personnels et doctorants, des restrictions budgétaires imposées à
l¹éducation nationaleŠ
Monsieur Greilsamer se plaint de cette époque où « la presse tente
d'esquiver bien des coups », mais ne semble pas avoir la moindre conscience
des coups portés au service public de l¹enseignement qui a pourtant plus
d¹importance encore pour la santé de notre espace public et de notre culture
démocratique. Et la rédaction du journal a-t-elle conscience des coups
répétés que le journal Le Monde, par les articles de Catherine Rollot a
porté aux quatre-vingt mille enseignants du supérieur, aux dizaines de
milliers de chercheurs, aux centaines de milliers d¹étudiants dont nous
avons la responsabilité chaque année ? Ces coups, nous les avons comptés et
nous les avons encaissés depuis trois mois, chaque fois en les accueillant
par des tollés d¹indignations et de protestations. Les avez-vous entendues ?
Le dernier coup en date fut un coup de trop : "Les Facs mobilisées voient
leur image se dégrader !" par Christian Bonrepaux, Benoît Floc'h et
Catherine Rollot. Cet article pourra être utilisé pendant des années en TD
de Méthodes et techniques des sciences sociales, pour introduire nos
étudiants aux rigueurs les plus élémentaires de la recherche et leur
illustrer les fautes à ne pas commettre.
"Les facs mobilisées voient leur image se dégrader"
Par son titre "Les facs mobilisées voient leur image se dégrader" (au
présent) et les premières phrases des deux premiers paragraphes - "Toutes
trois sont des universités éruptives" (au présent) puis "Cette année, elles
sont à la pointe de la contestation contre les réformes de l'enseignement
supérieur."(au présent) l¹article énonce une thèse centrale qui oriente le
développement : celle d¹une corrélation entre la mobilisation actuelle
(l¹actualité donne sens à la publication de l¹article) et les variations
d¹effectifs de trois universités. Or cette corrélation est actuellement
inobservable puisqu¹elle ne pourra être observée (sauf à disposer d¹une
boule de cristal) qu¹à partir de la prochaine vague d¹inscriptions à
l¹automne 2009.
Comme l'expression d'une telle corrélation inobservable est absurde et que
les journalistes le savent, ils introduisent un recul historique de quelques
années qui créé chez le lecteur l'illusion d'un fondement empirique à la
thèse centrale. La supercherie tient en deux points : [1] aucune
mobilisation dans les années précédentes ne peut être mise sur le même plan
que celle qui se déroule depuis trois mois ; l¹amalgame est
sociologiquement faux, pour ne pas dire frauduleux, mais il permet aux
journalistes de relier le passé au présent et d'induire une validation
rétrospective d'une thèse qui, elle, est prospective ce qui est
méthodologiquement inacceptable ; [2] dans l'examen des années passées, ils
reconnaissent bien l'existence d'autres variables susceptibles d'expliquer
ces baisses d'effectifs (démographie locale, attaques symboliques du
gouvernement contre certaines matières, structure disciplinaire de l'offre
de formation...) mais c'est seulement pour mieux réaffirmer leur thèse (...
"Au fil des mobilisations, l'image de l'université se dégrade bien
pourtant." "...les grèves ont tendance à aggraver l'hémorragie
d'étudiants.") qui est celle de la prévalence du facteur "mobilisation" sur
tous les autres... et cela sans aucun contrôle de cette inférence.
Il y a en effet de multiples raisons sociologiques qui peuvent expliquer des
variations d'effectifs sur telle ou telle université :
1) la demande de formation est en baisse sur certaines disciplines plus que
sur d'autres - notamment en raison des attaques gouvernementales contre les
sciences humaines et sociales et, par suite, les variations d'inscriptions
dans chaque université dépendent nécessairement de la structure
disciplinaire de son offre de formation.
2) l'inscription dans les universités, en province particulièrement, dépend
de l'évolution démographique dans leurs zones géographiques respectives de
recrutement : il suffit de variations locales de la pyramide des âges dans
un territoire pour que varient les effectifs de classes d'âge susceptibles
de s'inscrire dans l'université de proximité.
3) les choix d'inscription ne dépendent pas seulement de la proximité
géographique ou de la "réputation" de telle ou telle université mais aussi
de choix personnels de la part d¹étudiants souvent désireux d'aller dans une
ville éloignée de leur territoire familial pour s'affranchir de leurs
univers d'origine, familiaux, sociaux ou géographiques.
4) les réputations des universités ne procèdent pas de rationalités
analytiques - quand bien même les idéologies du moment sur les classements
diffusent de telles croyances - mais de processus sociaux de constructions
de réputations dans lesquels s'entremêlent les données objectives, les
propagandes politiques ou journalistiques et les phénomènes de rumeurs.
5)... et de bien d'autres facteurs encoreŠ
De tout cela les journalistes du journal Le Monde sont parfaitement
conscients mais ils jouent sur les ambiguïtés chronologiques de leurs
corrélations sans fondements pour habiller l¹expression de leur conviction
politique : la mobilisation loin de défendre l¹université porte atteinte à
ses intérêts. Or cela est faux si l¹on considère l¹université principalement
comme une institution de production et de diffusion de savoirs.
En raison de leur conviction aveuglante, ces journalistes ne parviennent
même pas à imaginer la corrélation inverse entre mobilisation et effectifs :
la radicalisation politique actuellement observable chez les 18 / 25 ans,
qui gonflent aujourd'hui les effectifs électoraux et militants de la gauche
critique, sous l¹effet des politiques gouvernementales, suscite parfois un
attrait particulier dans ce public en faveur des universités réputées les
plus attachées à la liberté des savoirs et au développement de l'esprit
critique... Cela tient au fait, qu¹entre 18 et 25 ans, et pour certains
beaucoup plus tard encore, les gens n¹ont pas tous les goûts économiques et
les aspirations existentielles de N.Sarkozy, A.Minc, X. Darcos, C.Rollot ou
V. Pécresse.
Viennent ensuite une sélection orientée de témoignages savamment choisis :
les Présidents d¹Université qui ont d¹abord soutenu ces réformes renforçant
leurs propres pouvoirs et ne s¹en sont distanciés que sous la menace de
l¹ensemble de leurs collègues ; les étudiants étrangers qui sont de passage
dans un système universitaire dont il n¹attendent que la validation du
semestre en cours et qu¹ils n¹auront pas assumer ultérieurement comme
citoyens du pays ; les chefs d¹entreprise que les journalistes font parler
de trois universités dont l¹offre de formation est massivement orientée vers
des sciences humaines et sociales dont les principaux débouchés ne sont pas
ces entreprises. Trois types d¹acteurs marginaux dans l¹univers social de
référence mais qui ont tous en commun d¹avoir de bonnes raisons d¹être
indifférents ou hostiles au mouvement de défense de l¹université.
La seule chose dont on peut être certain en lisant cet article, c¹est que
les réputations des trois universités souffriront effectivement de la
publication d¹un tel article dont l¹audience locale risque d¹être beaucoup
plus importante que la couverture médiatique des mobilisations. En raison
même des fautes commises par les journalistes ces trois universités
pourraient valablement attaquer en justice Le Monde et lui réclamer des
dommages et intérêts.
Un peu long mais intéressant
Je l'ai mis en deux posts car trop long
Bonne lecture
************************
Objet : [Diffparis1] Réponse à Laurent Greilsamer et Philippe Jacqué sur
Charte de bonne conduite vis à vis du journal Le Monde
Messieurs Laurent Greilsamer et Philippe Jacqué
Copie :
1) Mesdames et Messieurs les journalistes du journal Le Monde ;
2) listes de discussions [Diffparis1], [PROFS-SUP], [Prep.Coord.Nat],
[Débats SLR], [Forum-superieur], [ancmsp]
Vous avez répondu l¹un et l¹autre (vos messages ci-dessous en annexe 1 et 2)
à mon message d¹hier contenant une Charte de bonne de conduite vis-à-vis du
journal Le Monde ainsi qu¹une analyse sociologique détaillée de vos
publications sur le mouvement universitaire. J¹interprète vos deux réponses
comme ouvrant la possibilité d¹un dialogue. J¹y consens à la condition que
nos échanges aient lieu par email (avec les fautes de frappe que cela
autorise !) et dans la configuration de destinataires indiqués ci-dessus
(sous réserve du droit de retrait de chaque destinataire).
Le cadre de discussion
Les raisons du choix de ce cadre de discussions sont les suivantes :
1) J¹ai joué un rôle dans le déclenchement de ce mouvement universitaire
depuis l¹Appel du 12 décembre 2008
(http://www.shesp.lautre.net/spip.php?rubrique2) et la première coordination
nationale du 22 janvier 2009 à Paris 1
(http://www.shesp.lautre.net/spip.php?rubrique8) grâce à ces listes de
discussions qui réunissent environ sept milles collègues parmi les plus
mobilisés et dont l¹audience, par rediffusions de messages sur les listes
internes des universités et autres réseaux, doit être de plusieurs dizaines
de milliers de personnes. En contrepartie d¹une certaine influence dans
cette configuration, je me suis toujours interdit d¹apparaître dans les mass
médias classiques à la fois par souci d'efficacité et aussi pour respecter
le refus par ce mouvement de tout leadership personnalisé et médiatisé. Je
ne vois aucune raison de changer de ligne de conduite aujourd¹hui.
2) Cette Charte de bonne de conduite à l¹encontre du journal Le Monde est
une initiative individuelle mais qui connaît un succès d¹audience auquel je
ne m¹attendais pas. En l¹espace de 24 h ce texte a circulé sur l¹Internet
(listes et sites) à une vitesse très supérieure à celles que j¹ai pu
observer antérieurement pour d¹autres messages. Le nombre de collègues qui
s¹en sont emparés, parfois en lui ajoutant une introduction explicative pour
la diffuser à leurs listes de discussion et carnets d¹adresses est
impressionnant. Je ne vois pas d¹autre explication à cela que l¹existence,
dans l¹enseignement supérieur et à la recherche, d¹un climat d¹opinion de
profonde hostilité à l¹égard de votre journal, le signe d¹un fossé qui s¹est
creusé peut être depuis longtemps mais surtout ces derniers mois au vu de
votre traitement de nos sujets de préoccupation.
Je ne suis ni un leader ni un porte parole de ce monde et ne peut répondre à
vos interrogations qu¹à titre personnel : dans mon esprit, la Charte de
bonne de conduite à l¹encontre du journal Le Monde n¹est pas un « levier de
lobbying » comme le suppose à tord Monsieur Greilsamer dans son message. Il
est vrai que le « lobbying », décrit par la science politique contemporaine,
s¹exerce principalement en direction des acteurs gouvernementaux auquel
votre journal peut parfois être assimilé. Cependant le « lobbying » vise
également à obtenir quelque chose de son destinataire, or je n¹attends, pour
ma part, plus rien de votre journal et je crois que bon nombre de mes
collègues sont dans la même disposition d¹esprit. C¹est la raison aussi pour
laquelle je ne souhaite pas apparaître dans vos colonnes.
Le choix politique de la rédaction du Monde
La Rédaction du journal Le Monde a fait le choix politique depuis trois mois
de se construire comme un adversaire résolu du mouvement universitaire,
d¹occulter systématiquement aux yeux de ses lecteurs les raisons légitimes
de cette défense de l¹université et de la recherche : la liberté de
production et de diffusion des savoirs ; l¹indispensable pluralisme
paradigmatique dans les sciences humaines, économiques et sociales ; les
besoins de notre pays d¹investissement en recherche fondamentale ; la
démocratisation de l¹accès aux savoirs. Vous avez au contraire constamment
réduit ce mouvement, par vos choix d¹agenda et de cadrage, à des
revendications corporatistes, à un conservatisme larvé de résistance à tout
changement, à des réflexes irrationnels de frondes et des contestations
perpétuelles voir à des problèmes psychologiques d¹inquiétude ou des
phénomènes sociaux de rumeurs.
Par effet d¹osmose avec les pouvoirs politiques et économiques, vous avez
masqué l¹ampleur, sans précédent historique, de cette résistance
universitaire qui va bien au-delà de celle de 1968 tant du point de vue de
l¹unanimisme sur l¹axe gauche-droite que du nombre d¹enseignants et
chercheurs mobilisés. Et vous avez relayé avec constance les rhétoriques
gouvernementales d¹évaluation et de modulation utilisées aux seules fins
d¹économie budgétaire et de subordination politique de la pensée. Vous avez
relayé avec plus de constance que les chargés de communication des Cabinets
ministériels toutes les man¦uvres de diversion et d¹intoxication conduites
par les ministres sans couvrir les rencontres de la coordination nationale
des universités, sans rendre compte du modèle d¹enseignement supérieur et de
recherche qu¹elle défend, à travers ses motions, pour les étudiants, pour
les français et pour la démocratie. Vous n¹avez rien voulu dire des enjeux
hautement politiques qui sous-tendent la technicité des réformes du statut
des enseignants-chercheurs, de la formation des enseignants, du classement
des revues scientifiques, de l¹évaluation des carrières, de la précarisation
des personnels et doctorants, des restrictions budgétaires imposées à
l¹éducation nationaleŠ
Monsieur Greilsamer se plaint de cette époque où « la presse tente
d'esquiver bien des coups », mais ne semble pas avoir la moindre conscience
des coups portés au service public de l¹enseignement qui a pourtant plus
d¹importance encore pour la santé de notre espace public et de notre culture
démocratique. Et la rédaction du journal a-t-elle conscience des coups
répétés que le journal Le Monde, par les articles de Catherine Rollot a
porté aux quatre-vingt mille enseignants du supérieur, aux dizaines de
milliers de chercheurs, aux centaines de milliers d¹étudiants dont nous
avons la responsabilité chaque année ? Ces coups, nous les avons comptés et
nous les avons encaissés depuis trois mois, chaque fois en les accueillant
par des tollés d¹indignations et de protestations. Les avez-vous entendues ?
Le dernier coup en date fut un coup de trop : "Les Facs mobilisées voient
leur image se dégrader !" par Christian Bonrepaux, Benoît Floc'h et
Catherine Rollot. Cet article pourra être utilisé pendant des années en TD
de Méthodes et techniques des sciences sociales, pour introduire nos
étudiants aux rigueurs les plus élémentaires de la recherche et leur
illustrer les fautes à ne pas commettre.
"Les facs mobilisées voient leur image se dégrader"
Par son titre "Les facs mobilisées voient leur image se dégrader" (au
présent) et les premières phrases des deux premiers paragraphes - "Toutes
trois sont des universités éruptives" (au présent) puis "Cette année, elles
sont à la pointe de la contestation contre les réformes de l'enseignement
supérieur."(au présent) l¹article énonce une thèse centrale qui oriente le
développement : celle d¹une corrélation entre la mobilisation actuelle
(l¹actualité donne sens à la publication de l¹article) et les variations
d¹effectifs de trois universités. Or cette corrélation est actuellement
inobservable puisqu¹elle ne pourra être observée (sauf à disposer d¹une
boule de cristal) qu¹à partir de la prochaine vague d¹inscriptions à
l¹automne 2009.
Comme l'expression d'une telle corrélation inobservable est absurde et que
les journalistes le savent, ils introduisent un recul historique de quelques
années qui créé chez le lecteur l'illusion d'un fondement empirique à la
thèse centrale. La supercherie tient en deux points : [1] aucune
mobilisation dans les années précédentes ne peut être mise sur le même plan
que celle qui se déroule depuis trois mois ; l¹amalgame est
sociologiquement faux, pour ne pas dire frauduleux, mais il permet aux
journalistes de relier le passé au présent et d'induire une validation
rétrospective d'une thèse qui, elle, est prospective ce qui est
méthodologiquement inacceptable ; [2] dans l'examen des années passées, ils
reconnaissent bien l'existence d'autres variables susceptibles d'expliquer
ces baisses d'effectifs (démographie locale, attaques symboliques du
gouvernement contre certaines matières, structure disciplinaire de l'offre
de formation...) mais c'est seulement pour mieux réaffirmer leur thèse (...
"Au fil des mobilisations, l'image de l'université se dégrade bien
pourtant." "...les grèves ont tendance à aggraver l'hémorragie
d'étudiants.") qui est celle de la prévalence du facteur "mobilisation" sur
tous les autres... et cela sans aucun contrôle de cette inférence.
Il y a en effet de multiples raisons sociologiques qui peuvent expliquer des
variations d'effectifs sur telle ou telle université :
1) la demande de formation est en baisse sur certaines disciplines plus que
sur d'autres - notamment en raison des attaques gouvernementales contre les
sciences humaines et sociales et, par suite, les variations d'inscriptions
dans chaque université dépendent nécessairement de la structure
disciplinaire de son offre de formation.
2) l'inscription dans les universités, en province particulièrement, dépend
de l'évolution démographique dans leurs zones géographiques respectives de
recrutement : il suffit de variations locales de la pyramide des âges dans
un territoire pour que varient les effectifs de classes d'âge susceptibles
de s'inscrire dans l'université de proximité.
3) les choix d'inscription ne dépendent pas seulement de la proximité
géographique ou de la "réputation" de telle ou telle université mais aussi
de choix personnels de la part d¹étudiants souvent désireux d'aller dans une
ville éloignée de leur territoire familial pour s'affranchir de leurs
univers d'origine, familiaux, sociaux ou géographiques.
4) les réputations des universités ne procèdent pas de rationalités
analytiques - quand bien même les idéologies du moment sur les classements
diffusent de telles croyances - mais de processus sociaux de constructions
de réputations dans lesquels s'entremêlent les données objectives, les
propagandes politiques ou journalistiques et les phénomènes de rumeurs.
5)... et de bien d'autres facteurs encoreŠ
De tout cela les journalistes du journal Le Monde sont parfaitement
conscients mais ils jouent sur les ambiguïtés chronologiques de leurs
corrélations sans fondements pour habiller l¹expression de leur conviction
politique : la mobilisation loin de défendre l¹université porte atteinte à
ses intérêts. Or cela est faux si l¹on considère l¹université principalement
comme une institution de production et de diffusion de savoirs.
En raison de leur conviction aveuglante, ces journalistes ne parviennent
même pas à imaginer la corrélation inverse entre mobilisation et effectifs :
la radicalisation politique actuellement observable chez les 18 / 25 ans,
qui gonflent aujourd'hui les effectifs électoraux et militants de la gauche
critique, sous l¹effet des politiques gouvernementales, suscite parfois un
attrait particulier dans ce public en faveur des universités réputées les
plus attachées à la liberté des savoirs et au développement de l'esprit
critique... Cela tient au fait, qu¹entre 18 et 25 ans, et pour certains
beaucoup plus tard encore, les gens n¹ont pas tous les goûts économiques et
les aspirations existentielles de N.Sarkozy, A.Minc, X. Darcos, C.Rollot ou
V. Pécresse.
Viennent ensuite une sélection orientée de témoignages savamment choisis :
les Présidents d¹Université qui ont d¹abord soutenu ces réformes renforçant
leurs propres pouvoirs et ne s¹en sont distanciés que sous la menace de
l¹ensemble de leurs collègues ; les étudiants étrangers qui sont de passage
dans un système universitaire dont il n¹attendent que la validation du
semestre en cours et qu¹ils n¹auront pas assumer ultérieurement comme
citoyens du pays ; les chefs d¹entreprise que les journalistes font parler
de trois universités dont l¹offre de formation est massivement orientée vers
des sciences humaines et sociales dont les principaux débouchés ne sont pas
ces entreprises. Trois types d¹acteurs marginaux dans l¹univers social de
référence mais qui ont tous en commun d¹avoir de bonnes raisons d¹être
indifférents ou hostiles au mouvement de défense de l¹université.
La seule chose dont on peut être certain en lisant cet article, c¹est que
les réputations des trois universités souffriront effectivement de la
publication d¹un tel article dont l¹audience locale risque d¹être beaucoup
plus importante que la couverture médiatique des mobilisations. En raison
même des fautes commises par les journalistes ces trois universités
pourraient valablement attaquer en justice Le Monde et lui réclamer des
dommages et intérêts.
Dernière édition par Caillasse le Ven 3 Avr - 15:49, édité 1 fois